Un laboratoire pharmaceutique avait vendu à un autre laboratoire un produit destiné à faire fuir les moustiques, commercialisé sous la marque « Bye-bye moustiques »[1]. Or, il avait fait une étude préalable qui n’avait pas encore été rendue publique, mais dont il connaissait les conclusions : « Bye-bye moustiques » était un produit inefficace.
Se rendant compte que ce qu’il venait d’acheter ne répondait pas à ce qui en était attendu, le nouvel acquéreur en avait modifié la composition pour en améliorer l’efficacité. Le produit était toujours commercialisé sous la même marque. Il avait saisi le tribunal de commerce pour faire constater la mauvaise foi du vendeur ; il demandait au tribunal de le condamner à des dommages-intérêts et d’ordonner la publication du jugement dans trois journaux.
Le juge saisi du litige s’interrogeait : la saisine du tribunal pour faire condamner l’adversaire était-elle véritablement conforme aux intérêts bien compris du laboratoire qui s’estimait victime ? Demander des dommages-intérêts en justice en démontrant que le produit commercialisé était inefficace ne pouvait-il être de nature à éloigner la clientèle de ce produit ?
C’est ainsi que le juge a proposé aux parties une médiation qui a été acceptée. Après s’être expliqués en médiation, les deux laboratoires ont estimé que leur intérêt n’était pas de poursuivre la procédure contentieuse : la publicité des débats et la rupture des relations contractuelles leur auraient causé à chacun deux un grave préjudice. Ils ont signé un accord qui leur permettait de renouer les relations contractuelles et de développer ensemble un nouveau produit en Indonésie. « L’adversaire » était redevenu « le partenaire » avec qui on pouvait reprendre les relations commerciales.
Si le juge comprend que la demande en justice dont il est saisi trouve son origine, son sens et sa solution dans une souffrance, mais que celle-ci a été traduite dans les termes froids et impersonnels du droit et que l’être humain a été en réalité traduit en équation juridique, il devrait inviter les parties à recourir à la médiation. Tant que la partie invisible de l’iceberg, qui alimente le conflit et donne naissance à une demande en justice, partie visible de l’iceberg, ne sera pas purgée, les conflits risquent de se multiplier entre les mêmes parties. Dès lors, on peut se demander si la finalité longue de l’acte de juger qui est de pacifier le conflit est véritablement remplie.
Histoire de médiation familiale
Responsabiliser les parties et dépasser le conflit est particulièrement important en matière familiale. Lorsque le juge s’aperçoit que, dans leur désarroi, les parents font une confusion entre le lien conjugal qu’ils veulent voir rompu par le divorce et le lien parental qui perdurera toute la vie de leur enfant, il devrait penser à inviter les parties à se retrouver en médiation. C’est le rôle du médiateur de faire comprendre aux parents que le lien parental est pollué par le lien conjugal et qu’ils ne pourront élever ensemble leur enfant que lorsqu’ils auront tourné la page du couple.
Une mère avait enlevé son enfant, âgé de six mois, pour retourner dans son pays d’origine, l’Allemagne. Pour sanctionner le comportement de la mère, un juge avait remis l’enfant au père. En appel, le premier jugement n’avait pas été appliqué et l’enfant avait grandi chez sa mère, sans jamais revoir son père dont il ne parlait même pas la langue. Il avait six ans. Le juge d’appel était désemparé : comment dans ces conditions remettre l’enfant à son père ? Et, d’autre part, la justice peut-elle laisser ce père sans recours et accepter que l’enfant puisse vivre loin d’un de ses parents, alors qu’il a besoin de son père et de sa mère pour se construire. Il a donc invité les parties à aller en médiation, ce qu’elles ont accepté. Ainsi, les parties ont pu s’expliquer : le mari comprit que sa jeune femme de 19 ans ne pouvait lui parler de sa décision de retourner dans son pays car elle se serait heurtée à sa belle-famille, d’origine turque, sous le toit de laquelle il lui avait imposé de vivre. De son côté, la mère a mesuré l’importance du stress du père qui ne s’attendait pas à ce départ : il s’était senti nié dans sa paternité et il avait perdu la face devant sa famille.
Les parents ont alors réalisé l’importance pour l’enfant de connaître son père. Ils se sont réinvestis dans leur rôle d’éducateur et ont estimé que l’intérêt supérieur de l’enfant était de rester avec sa mère, d’apprendre le Français pour pouvoir dialoguer avec son père et de passer des vacances avec celui-ci. C’est sur ces bases qu’ils ont signé un accord, au plus près des intérêts de l’enfant.
En reformulant tous les besoins exprimés, le médiateur a permis à chacun des parents de comprendre les besoins de l’autre, sous-jacents à la demande en justice, ce que n’aurait pu faire le juge. L’accord trouvé par les parties a été présenté au juge qui l’a homologué pour lui donner force exécutoire. Il était conforme aux intérêts de l’enfant. Le jugement dont appel qui avait remit l’enfant à son père n’avait pas été exécuté et la mère, qui vivait dans la terreur qu’on lui enlève son enfant, refusait qu’il voit son père. La décision de justice n’avait pas rempli son rôle de protéger les intérêts supérieurs de cet enfant.
Deux histoires de médiation prud’homale
Écarter l’homme de l’entreprise, c’est lui faire perdre une partie de son identité et de ses références. L’homme se retrouve isolé, insécurisé, sans son univers protecteur. Il doit apprendre à vivre sans ses camarades de travail, sans son entourage professionnel, en espérant repartir un jour, tourner la page. Ce qui n’est pas facile quand l’angoisse vous colle à la peau.
À la faveur de la médiation, la personne sort de son isolement, trouve un lieu d’accompagnement. Par l’écoute, une réponse est donnée à ses problèmes humains.
Un plombier travaillait depuis trente-trois ans dans une entreprise familiale. Il tutoyait tout le monde, il faisait partie de « la famille ». Il avait vu les enfants du « patron » naître, grandir et se marier. Il ne retournait chez lui que tard le soir, rendant des services aux uns et aux autres, en dehors de sa tâche de plombier proprement dite…. Tout alla donc très bien jusqu’au jour où il reçut un bidon d’eau sur l’épaule. Il subit sept opérations, mais ne put récupérer l’usage de son bras droit.
Deux jours avant Noël, le plombier rentra tôt chez lui, afin de préparer la fête avec ses enfants. Il releva le courrier dans sa boîte et y trouva une lettre à l’en-tête de l’entreprise qui lui coupa le souffle. Il était licencié ! L’entreprise ne pouvait pas le reclasser et avait décidé de recourir à l’avenir à l’externalisation pour les travaux de plomberie. La lettre se terminait par ces mots : « Vous pouvez venir passer prendre votre certificat de travail. »
Il était abasourdi par la manière brutale dont on mettait un terme à trente-trois ans de collaboration.
Les mois passèrent. Il se retrouva au RMI. Comme il ne pouvait plus payer ses traites, il fut expulsé de son appartement. Un ami lui aménagea un coin de garage pour qu’il ne soit pas à la rue. Sa femme le quitta et, comble de malchance, il perdit ses deux enfants dans un incendie. Il était accablé. Comment l’entreprise avait-elle pu le licencier alors qu’il avait passé des heures sur la table d’opération entre la vie et la mort, pour avoir risqué sa vie pour elle ?
Sorti de sa torpeur, il prit un avocat qui engagea une procédure judiciaire en contestation du licenciement. Il perdit devant le conseil de prud’hommes qui estima que l’employeur ne pouvait effectivement pas le reclasser. L’affaire vint devant nous en appel. Pensant qu’elle dépassait le cadre juridique, nous avons proposé une médiation qui fut acceptée par tous.
En médiation, les parties se revoyaient pour la première fois depuis trois ans. L’employeur expliqua très froidement qu’il était dans l’obligation de mettre un terme au contrat puisque le reclassement du salarié était impossible. Il précisa que son entreprise n’était pas une œuvre de bienfaisance et qu’il avait des impératifs économiques.
La médiatrice se retourna vers le salarié pour lui demander quelle était sa version des faits. Silence. Le salarié ne répondait pas aux questions et paraissait absent. La médiatrice essaya de lui faire exprimer ce qu’il ressentait, mais le salarié ne prononçait pas un mot. Il était ailleurs, comme absent. Alors la médiatrice se tut et attendit, sachant que quelqu’un allait rompre le silence. L’atmosphère était lourde. Quelques minutes plus tard, le salarié se leva, posa sa veste, déboutonna sa chemise, enleva son sous-vêtement. Le torse nu, il se pencha vers l’employeur et lui montrant son épaule, dit :
Voici les cicatrices qui font de moi l’infirme que vous avez jeté à la misère.
Puis il se rassit.
Nouveau silence. Personne ne parlait parce que personne ne pouvait parler, tous avaient la gorge nouée. La médiatrice baissa les yeux, gênée. Quand elle les releva, elle vit l’employeur, la tête dans les mains qui sanglotait. Celui-ci parvint à dire d’une voix brisée à son salarié :
Pardon, pardon, je n’avais pas réalisé.
En entendant ces quelques mots : « infirme », « jeté », l’employeur comprit qu’il avait contribué à exclure son salarié de toute vie sociale.
La médiatrice laissa le silence continuer son œuvre. Elle n’intervint pas et laissa l’employeur prendre conscience de l’impact qu’avait eu le licenciement. En médiation, on apprend à travailler avec les émotions. C’est le salarié qui, au bout d’un long moment, rompit le silence. Il se leva, et c’est un homme debout qui tendit la main à l’employeur en lui disant :
Cela ne répare rien, mais cela me suffit.
L’employeur prit la main tendue. Le salarié se rassit. Au-delà du don de la main, il y avait le pardon.
La médiatrice reprit alors les rênes du dialogue et se tournant vers l’employeur :
Vous n’aviez pas réalisé. Est-ce que maintenant vous pouvez réparer ?
Oui, répondit l’employeur, soulagé de pouvoir agir. Je peux le loger dans un studio ; un salarié affecté à la maintenance est absent pour une grave maladie et il n’est pas certain qu’il puisse reprendre le travail, ce qui donne une possibilité de remplacement en contrat à durée déterminée en attendant son retour. Par la suite je lui trouverai un emploi jusqu’à sa retraite.
Êtes-vous d’accord sur ces propositions ? demanda la médiatrice au salarié.
Pour moi c’est inespéré, reconnut-il.
Si notre plombier n’avait pu s’exprimer librement, à cœur ouvert, jamais son employeur n’aurait pu prendre conscience des conséquences de son comportement.
Dans une enceinte judiciaire, de tels aveux n’auraient pu avoir lieu. Nous n’aurions été saisis que du litige juridique qui était de savoir si le reclassement était possible. D’autre part, les parties avaient trouvé elles-mêmes une solution que, comme juge, je n’aurais pas eu le droit d’imposer.
La médiation, au-delà du dossier judiciaire, permet de régler un conflit qui ne peut être « tranché » par le juge. En voici un autre exemple.
Les brevets d’invention que déposa cet ingénieur eurent des succès commerciaux très importants. Grâce à lui, son entreprise fit d’énormes bénéfices. Son côté artiste et professeur « Tournesol » lui faisait attacher peu d’importance à ces contingences matérielles. Après trente ans passés de fructueux services pour son entreprise, il partit à la retraite. Alors, il commença à déprimer. Voyant les autres continuer à travailler, en partie grâce à ses brevets, il se dit qu’il s’était fait exploiter pendant toutes ces années et que son entreprise ne lui en avait pas été suffisamment reconnaissante.
Il saisit le conseil de prud’hommes pour demander une indemnité pour ses brevets. Mais en agissant ainsi, il se trompait de juridiction. Le conseil ne put que se déclarer incompétent au profit du tribunal de grande instance. Il fit appel de la décision et nous demanda de rejuger son affaire. Que pouvions-nous faire de plus que le conseil de prud’hommes ? Il ne pouvait plus saisir le tribunal de grande instance car ses demandes étaient prescrites. Pour sortir de cette impasse juridique, nous avons proposé une médiation que les parties acceptèrent.
Le médiateur sut rétablir le dialogue et faire exprimer le non-dit. L’employeur reconnut que le travail de ce chercheur n’avait pas été récompensé à sa juste valeur et que sa société avait effectivement profité de ses inventions.
Alors que, devant les tribunaux, il ne pouvait prétendre à aucune somme, le chercheur obtint 40 000 € en médiation. En fait, sa demande d’indemnités n’était qu’un aspect, en fait mineur, de ses attentes. Il ressentait une frustration douloureuse. Il n’était pas reconnu. Il avait seulement voulu ne pas tomber dans l’oubli, entendre dire que ses brevets étaient importants, considérations qui étaient complètement hors du dossier juridique qui nous était soumis. Là encore, les parties elles-mêmes avaient trouvé leur accord.
Deux histoires extraites de « Stress et souffrance au travail, un juge témoigne ». Ed L’Harmattan 2010